Les relations entre l’art des sons et l’art culinaire sont anciennes. Compositeurs et cuisiniers ont de longue date échangé leurs sources d’inspiration. Amoureux des raviolis au parmesan, Rossini les préparait avec tout un cérémonial et surveillait leur cuisson « comme s’il prêtait l’oreille aux notes harmonieuses de la Divine Comédie ». Il consacra par ailleurs une partie de ses Péchés de vieillesse à des thèmes culinaires : Quatre mendiants et quatre hors-d’œuvre s’ouvre sur “Les figues sèches” en ré majeur, “Les amandes” en sol majeur, “Les raisins” en do majeur et “Les noisettes” en si mineur et majeur. Les quatre hors–d’œuvre s’intitulant tout simplement “Radis, Anchois, Cornichons et Beurre”. Dans son ballet Casse–Noisette, Tchaïkovski associe la figure du chocolat à la fougue d’une danse espagnole. Maurice Ravel dans sa fantaisie lyrique L’Enfant et les sortilèges n’hésite pas à mettre en scène une tasse chinoise (contralto) et une théière (ténor) chantant un ragtime, et introduit dans l’orchestre une râpe à fromage frottée avec une baguette de triangle. Cuisine, confiseries et pâtisseries nourrissent aussi le jazz ou la chanson populaire : Jacques Brel (“Les Bonbons”), Louis Armstrong (“Cheese cake”), Alain Souchon, (“On est foutu, on mange trop”).
En retour, les œuvres musicales ont inspiré cuisiniers et gastronomes. C’est bien entendu à Rossini que va la palme de plats baptisés en son honneur, dont le très connu tournedos Rossini, apprêté par son ami le chef royal Marie-Antoine Carême avec les ingrédients préférés du compositeur (le foie gras et la truffe qu’il considérait comme le Mozart des champignons). La renommée universelle du Barbier de Séville (Rossini) prend la forme à Paris de petits gâteaux ronds à la pâte feuilletée fourrée aux fruits baptisés « Figaros », et après le triomphe de Guillaume Tell, on déguste dans les intérieurs bourgeois des « tartes à la Guillaume Tell » avec une pomme en sucre transpercée d’une flèche (source : les portraits de la série Arte Lirica, Floria Rosimiro et l’Opéra Club de Paris Mario Lanza).
Poncelet, religieux et agronome du XVIIIe siècle, entreprend d’appliquer aux saveurs les règles de proportion harmonique des sons. Il développe les bases de la « musique savoureuse » dans son livre “la Chimie du goût et de l’odorat”. Pour expérimenter ses théories sur l’harmonie des saveurs, il fit construire un petit orgue portatif qui comprenait deux octaves complètes de tons et demi-tons, transposant en langage des saveurs toute une série d’accords (majeurs, mineurs) et imaginant quelques “arrangements”. Dans les ouvrages culinaires de la seconde moitié du XVIII° siècle apparaît alors la notion d’harmonie des saveurs. Dans La Science du Maître d’Hôtel Cuisinier (1749), Menon, le grand cuisinier des Lumières, l’écrit : “Il règne entre les saveurs une certaine proportion harmonique, à peu près semblable à celle que l’oreille aperçoit dans les sons, quoique d’une espèce différente“. Ainsi palais fin et oreille absolue se partagent la recherche du “bon goût”.
En 2017, la startup IQEMUSU (anagramme de musique) est la première à proposer des ingrédients pour cuisiner note à note. Le principe : ne plus cuisiner les aliments (viande, poisson, fruit, légume) mais utiliser les composés de ces aliments : glucides, lipides, protéines animales ou végétales, vitamines, eau, sel… Objectif : assembler des composés purs pour reproduire des goûts et des saveurs, un peu comme un synthétiseur qui peut reproduire des milliers de sons. La cuisine note à note s’inspire de la musique électroacoustique. Le développement de cette nouvelle cuisine est dû à Hervé This, professeur à l’institut AgroParisTech (ex-Inra). Le cuisinier français Pierre Gagnaire, aidé par Hervé This, a été le premier à produire un mets note à note. On lui doit notamment le “Chick Corea”, créé en l’honneur du jazzman. Julien Binz, étoilé Michelin situé dans le Haut-Rhin, compose quant à lui un menu entier note à note : un œuf au plat dont le jaune est un mélange cèleri/foin. Un sorbet évocation betterave sans betterave. Une brouillade évocation fromage/œuf sans œuf, un siphon truffe sans truffe, un macaron concombre/pin sans…
Autre expérience sonore et culinaire : le “Sound of the Sea” du britannique triplement étoilé Heston Blumenthal dans son restaurant The Fat Duck, un plat qui invite le client à déguster la recette dans un paysage sonore de bruits de la mer à l’aide d’un iPod placé dans un coquillage sur la table. Une idée élaborée conjointement avec Charles Spence, directeur du Crossmodal Research Laboratory de l’Université d’Oxford.
A chacun son métier : les cuisiniers en mal d’inspiration peuvent désormais facilement trouver l’accord parfait oreilles-papilles. Depuis peu fleurissent sur Internet des offres de “pairing” entre recettes de cuisine et morceaux de musique. Sur Spotify, Flavor of Songs (en français la saveur des chansons) transforme n’importe quelle chanson en recette de cuisine grâce à un algorithme. Aux manettes : le Dr Marcelo Costa, neuroscientifique, et le chef d’orchestre João Rocha, qui ont classé les millions de chansons présentes sur la base de données Spotify en lien avec les principaux ingrédients culinaires en attribuant des notes à chacun d’entre eux. La base de données a permis la création d’une intelligence artificielle qui utilise la même technologie que celle utilisée pour les systèmes financiers. Un exemple ? « Let’s Get It On » de Marvin Gaye devient un délicieux plat au canard. Et un concerto de Bach se transforme en un risotto à la crème de tomate… Bien pratique quand on est chef mais pas DJ !
Sur “Turntable Kitchen” de nouveaux accords entre mets et musiques sont également disponibles chaque mois. Quant à Musical Pairing, elle choisit pour vous une playlist selon ce qui se trouve dans votre assiette. Grâce à des formules mathématiques, les ingrédients sont associés à des morceaux selon le style musical, le tempo ou le type d’instrument. Le rappeur Pitbull accompagne ainsi des pâtes au thon épicé. Et le free jazz passe très bien sur une dinde aux marrons…
Un récent article publié dans le Journal de l’Académie des sciences marketing nous apprend que la musique aurait un effet sur nos envies culinaires. Les chercheurs de l’université MUMA de Floride affirment que le type de musique diffusée dans les restaurants ainsi que son volume ont un impact sur les commandes des clients.
Le processus ? Le volume influe directement sur le rythme cardiaque, une musique forte et dynamique créant une forme d’excitation qui donnerait envie de manger plus. Ainsi les variations de volume de la musique d’ambiance poussent les clients à consommer de la nourriture plus ou moins saine. Plus la musique est forte, plus on aura tendance à choisir un plat gras. Et inversement : quand on baisse la musique on constate que les clients sont plus enclins à choisir des plats sains.
Selon une expérience menée pendant plusieurs mois par la Haute Ecole des Arts de Berne en Suisse, les fromages présentent des goûts différents en fonction des mélodies diffusées pendant l’affinage. L’expérience, menée chez le fromager-affineur Beate Wampfler situé à Berthou dans la vallée de l’emmental, a confronté deux enquêtes conduites parallèlement : l’une scientifique, l’autre avec un jury d’experts culinaires. Les deux sont arrivées à la même conclusion : il existe des différences de goût et de parfum selon la musique avec laquelle le fromage a été affiné. Les petites meules de fromage étaient installées dans des boîtes en bois ouvertes sur une enceinte diffusant de la musique en continu. Au programme : la Flûte enchantée de Mozart, de la techno, « Stairway to Heaven » de Led Zeppelin ou encore le groupe de hip-hop « A Tribe called quest« .
En France, Marie Duffo, à la tête de la ferme biologique la Chèvre qui Rit dans le Gers, a quant à elle noté une sensibilité particulière de ses chèvres pour les symphonies de Mozart. Elevées sur fond de musique classique, les bêtes donnent de meilleurs fromages… Ils ont notamment séduit le restaurant Epicerie Comptoir J’GO à Toulouse comme à Paris.